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31 octobre 2014 5 31 /10 /octobre /2014 18:03

L’argent et nous, la richesse et nous. Sujet gênant. Du moins si on est du côté plutôt favorisé.

Encore plus gênant quand on prend le risque de lire ce que la Bible en dit... En gros, elle n'est pas tendre, entre les sermons du prophète Amos, et Jésus face au jeune-homme riche, concluant « qu'il est plus difficile à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu, qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille... »

Il n’en est peut-être pas moins salutaire d'en parler, autant par respect pour la Bible que pour notre bien personnel.

Notons déjà un texte désagréable, de Paul écrivant aux Corinthiens – juste un petit extrait :

« Voleurs, envieux, ivrognes, calomniateurs ou malhonnêtes n’auront pas de place dans le Royaume de Dieu… » (I Co 6 : 9a, 10-11b).

Puis la stupéfiante loi du Jubilé : dans l'ancien Israël, tous les 50 ans, on devait effacer les dettes, rendre toutes les propriétés achetées, libérer tous les esclaves en sa possession... (p ex Lévitique 25, avec les détails pratiques).

Finance aveugle, indifférente et folle, spéculation, fonds vautours, fraude fiscale, ‘subprimes’, crédits déraisonnables mais meurtriers, titrisations toxiques, démarchages bancaires de riches particuliers pour inciter à la fraude fiscale, paradis fiscaux, espionnage industriel, conflits d'intérêts jusqu'aux plus hauts niveaux, abus de biens sociaux, exploitation inhumaine de sous-traitances en Asie, financement délirant de campagnes électorales, grèves corporatistes... Corruptions dans le sport ou l’art jusque dans leurs instances internationales, dopage, cynisme écologique, tromperies dans l'industrie de la santé, cynisme commercial, management par le harcèlement, salaires patronaux de plusieurs centaines de fois celui des employés, rachats d'immenses territoires nationaux par d'autres nations à Madagascar, en Afrique ou ailleurs, trafics en tous genres de médicaments, d'armes, de femmes, d'enfants...

Je continue ? La tête me tourne un peu, la votre aussi sans doute...

A tout cela, que répond la Bible ? Rien de bien compliqué, une seule phrase :

« Tu ne voleras pas »(1).

C'est une des dix Paroles. Et je ne suis ni de gauche, ni de droite en énumérant tout cela, nous le savons tous. Je ne fais que rappeler une des dix Paroles, fondatrices de toute éthique et de toute vie sociale : « Tu ne voleras pas ». Ni les biens, ni le temps, ni le travail, ni les moyens de vivre de ton prochain.

Est-elle vraiment si pertinente, cette injonction, aujourd'hui que l'enrichissement personnel est devenu une valeur universelle, sans trop se soucier des moyens utilisés ?

Oui, parce que voler, c'est grave. Voler, quels que soient la forme, les moyens et l'échelle, c'est beaucoup plus que prélever dans le portefeuille d'autrui, c'est s'en perdre à son existence. Parce que nous ne vivons pas tout nus, mais accompagnés d'un ensemble de biens et de lieux, et, riches ou pauvres, nous avons tous besoin de cet environnement, d'un espace pour habiter, d'une sécurité. Pas seulement un logement, mais un ensemble d'objets, de nos lunettes à notre bureau, de notre brosse à dents à notre lit, de notre carte orange à notre téléphone, de nos livres à nos souvenirs : un ensemble d'objets, d'habitudes, d'outils, de lieux, de liens de confiance, qui nous permettent d'organiser notre vie, notre temps, nos relations, notre activité ; qui nous permettent tout simplement de vivre, d'exister et d'être nous-mêmes, d'agir et d'êtres libres. D'habiter notre vie.

Voler autrui, même de façon lointaine, indirecte et légale, c'est s'attaquer à cet ensemble nécessaire pour que l'autre habite sa vie – et parfois pour qu'il vive tout court, quand on pense aux ravages de la spéculation internationale. Voler, c'est s'en prendre à ce nécessaire qui entoure autrui, à cet environnement qui permet d'être soi, de vivre, et de donner.

Si tu voles autrui, ce n'est pas son avoir que tu menaces, c'est son être.[1] Et si tu ne respectes pas ce nécessaire, c'est le tien que tu ne respectes pas, c'est ton être à toi que tu ne respectes pas.

Et puis, si tu voles, inévitablement tu mens. Tu triches. Et donc, tu renonces à toi-même, à tes propres yeux et vis-à-vis des autres. Car dès l'instant où tu voles ou a volé, quelle que soit la manière, que tu sois découvert ou non, plus jamais tu ne seras vrai, plus jamais tu ne seras fiable, plus jamais tu ne seras propre, plus jamais tu ne seras transparent. Sauf, bien sûr, à te repentir et à être pardonné.

Alors rappelle-toi qu'autrui, c'est toi ; que ton prochain, c'est toi-même, et que voler autrui, tricher, frauder, exploiter, c'est te voler toi-même, c'est te mépriser toi-même.

Voilà pourquoi « Tu ne voleras pas » figure parmi les dix Paroles. En respectant celle-là, c'est toi-même que tu respectes.

Oui, bon, d'accord. Mais comment faire ? Comment résister ?

Dans quel monde, dans quelle profession, dans quelle société pourrions-nous vivre pour résister à un tel environnement où le vol, fut-il légal, est pratiquement un moyen normal de survie et de réussite ?

Comment ? Comme d'habitude : en restant dans le monde, mais sans être du monde ; en changeant de regard, et en faisant confiance.

Accordons-nous un détour, en relisant la très étrange parabole du gérant malhonnête, en Luc 16 : 1-8.

Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant et l'on vint lui rapporter que ce gérant gaspillait ses biens. Le maître l'appela et lui dit : “Qu'est-ce que j'apprends à ton sujet ? Présente-moi les comptes de ta gestion, car tu ne pourras plus être mon gérant.”

Le gérant se dit en lui-même : “Mon maître va me retirer ma charge. Que faire ? Je ne suis pas assez fort pour travailler la terre et j'aurais honte de mendier. Ah ! je sais ce que je vais faire ! Et quand j'aurai perdu ma place, des gens me recevront chez eux ! ”

Il fit alors venir un à un tous ceux qui devaient quelque chose à son maître. Il dit au premier : “Combien dois-tu à mon maître ? — Cent tonneaux d'huile d'olive”, lui répondit-il. Le gérant lui dit : “Voici ton compte ; vite, assieds-toi et note cinquante.”

Puis il dit à un autre : “Et toi, combien dois-tu ? — Cent sacs de blé”, répondit-il. Le gérant lui dit : “Voici ton compte ; note quatre-vingts.”

Eh bien, le maître loua le gérant malhonnête d'avoir agi si habilement. En effet, les gens de ce monde sont bien plus habiles dans leurs rapports les uns avec les autres que ceux qui appartiennent à la lumière. »

Très étrange parabole, n'est-ce pas ? Et difficile à interpréter... Mais savez-vous que le crédit et la dette existaient bien avant l'invention de la monnaie ? C'est même la reconnaissance de dette – en chameaux, moutons, barriques d'huile, de blé ou de vin, comme dans la parabole – qui a créé la monnaie : car ces reconnaissances de dettes, gravées sur de petites tablettes, pouvaient circuler de l'un à l'autre, et donc devenir monnaie !

Si bien que, dans l'antiquité, les dettes étaient rarement remboursées – comme dans le Jubilé du Lévitique – parce que, au delà de la valeur, elles créaient un lien de reconnaissance, et par suite de subordination, éventuellement jusqu'à l'esclavage.

Aujourd'hui... c'est toujours vrai. C'est d'ailleurs pour cela que les dettes ne sont pas toujours remboursées, ni exigées : la relation de reconnaissance suffit, comme lorsque des parents « prêtent » de l'argent à leurs enfants adultes.

Et notre parabole, alors ? Ce gérant gère les créances de son patron, créances qui incluent légitimement sa part, son salaire. Mais il exagère un peu... Quand il se sait découvert et menacé, il remet aux débiteurs quoi ? La part de dette qui devrait lui revenir à lui. Absurde, alors qu'il va se retrouver chômeur ? Au contraire : en renonçant à ses créances, il s'ouvre une nouvelle créance : les débiteurs étaient redevables à son patron, ils le sont toujours, mais moins ; et ils deviennent aussi redevables à lui, personnellement, ce qui n'était pas le cas.

Ce n'est plus une question d'argent, sinon les débiteurs pourraient le payer et seraient quittes, mais une question de relations : ‘ils lui doivent quelque chose’, ils devront donc l'aider.

Et le patron, image de Dieu dans les paraboles, approuve...

De cette logique complètement différente, où ce sont les relations qui comptent et non l'argent, que pouvons-nous retenir ?

1 - que nous pouvons prêter à moins nantis que nous, en sachant que nous ne serons pas remboursés. La gratitude et l'amitié de nos débiteurs seront un remboursement largement suffisant – tandis que la fiction du ‘prêt’ et non ‘don’, préserve leur dignité.

C'est déjà ce que nous faisons au sein des relations familiales.

2 – nous pouvons aussi porter un nouveau regard sur les dettes, grecques ou autres dettes publiques, et remarquer que souvent, en réalité et dans l'histoire, elles ne sont jamais remboursées, mais créent des relations de dépendance ou de subordination, dont parfois les prêteurs se contentent parfaitement. On peut penser à la difficile et étrange relation actuelle entre la Grèce et l'Allemagne, alors que la dette grecque risque bien de n'être jamais remboursée.

Autre regard... !

Est-ce qu'il peut nous aider à résister ? Résister à l'état d'esprit ambiant, où l'enrichissement personnel et rapide devient souvent l'objectif naturel et premier de la vie ? Quels qu'en soient les dégâts collatéraux, et le mépris du « Tu ne voleras pas » que cela implique ? Peut-être... Peut-être que cette logique où les relations valent mieux que les richesses, cette logique qui est celle du Jubilé dans ce bon vieux livre du Lévitique, peut-être que cette logique, ce regard qui prend de la distance vis-à-vis de l'argent et de la richesse, nous offre la clef : distance vis-à-vis de l'argent, de sa possession, de son acquisition, mais aussi de son pouvoir soudain relativisé... Quand l'argent, Mammon, cesse d’être un dieu.

Alors la vraie clef ne serait autre que ce que Jésus nous recommande :

Ne vous tourmentez donc pas à chercher continuellement ce que vous allez manger et boire. Ce sont les païens de ce monde qui recherchent sans arrêt tout cela. Mais vous, vous avez un Père qui sait que vous en avez besoin. Préoccupez-vous plutôt du Royaume de Dieu et Dieu vous accordera aussi le reste. » (Luc 12 : 29-31)

Nous pourrions appeler cela la ‘’petite ascèse’’, une ascèse raisonnable.

Et cela représente une vraie morale, une morale structurant la façon de vivre, forte, à contre-courant, provocante, exemplaire et fort peu partagée, mais assez protestante : la sobriété. Peu partagée, mais peut-être aujourd'hui d'une absolue nécessité et d'une nécessaire exemplarité.

L'ascèse raisonnable :

  • s'imposer de vivre toujours en dessous de ses moyens, même s’ils sont limités ;
  • n’épargner que peu ;
  • et redistribuer le reste – la dîme en tous cas – sauf misère absolue ;
  • payer avec joie ses impôts.

S'imposer de diminuer son train de vie comme ses ambitions matérielles ou sociales, progressivement et par étapes s'il le faut, au fur et à mesure qu'on en découvre les bienfaits personnels. Cela pour le bien de la planète, le bien d'autrui, et notre bien spirituel personnel.

En ne nous inquiétant pas. « Mettez-moi à l'épreuve » dit Dieu. Pas d'inquiétude : nous ne donnerons jamais tellement, nous ne renoncerons jamais tellement que nous n'aurions plus de quoi manger et vivre.

« Votre Père sait que vous en avez besoin ». Oui, Il le sait. Nous pouvons avoir confiance.

Et si nous entrons dans cette logique, tout devient simple : le renoncement au trop, le renoncement à la course, à la pression sociale, au vol, pour le bonheur d'être bien avec soi-même, avec sa vie et avec son âme.

Simone Weill suggère même, radicalement, que nous n'avons rien de matériel à demander à Dieu, rien. Dans ce domaine, nous avons simplement à demander que les choses soient conformes à la volonté de Dieu pour nous, c'est tout.

Pour ce sentir mieux. Plus léger, plus libre, plus juste, plus prêt à aimer, capable de donner, plus disposé à entendre et recevoir la Parole et la tendresse de Dieu.

« Tu ne voleras pas ».

Pour le bien et le respect d'autrui.

Pour ton bien et le respect de toi-même.

Sans jamais t'inquiéter : « Ne crains rien, petit troupeau, car il a plu à notre Père de vous donner le Royaume… ».

Jean-paul Morley

Cultes du 22 juillet 2014

Lectures : Amos 8 : 4-8

I I Corinthiens 6 :9-11

Lévitique 25

Luc 16 : 1-8

Luc 12 : 29-31

[1] On traduit parfois Tu ne voleras pas par : Tu ne commettras pas de rapt. Le sens est à la fois plus fort mais plus limité. Le rapt est le vol de la personne elle-même, donc de toute sa vie. Dans ce sens, cette traduction exprime remarquablement ce que représente tout vol de ce qui est personnel.

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