L’histoire d’Israël est connue : c’est elle que raconte la Bible, l’histoire d’un petit peuple libéré d’Egypte par Moïse, passé par le désert, ayant conquis sa ‘terre promise’ vers le XIIe siècle avant notre ère, et s’étant gouverné par la dynastie de David jusqu’à sa chute et son Exil en 587 bc. Il donnera naissance au judaïsme, berceau de Jésus de Nazareth que les chrétiens appellent Christ.
Mais si cette histoire est qualifiée de sainte, ce n’est pas seulement parce que le Dieu du monothéisme puis celui du Christ s’y révèlent, mais parce qu’elle est elle-même tissée de mythes.
L’histoire réelle de ce petit peuple, coincé entre les deux super-puissances historiques du Moyen Orient, est sans doute très différente, et beaucoup plus modeste.
Peut-on tenter de la reconstituer ? Sans doute. Ce sera l’objet de ce modeste travail, qui tente à gros traits un partage entre le mythe et la réalité.
Histoire réelle :
1 – Le temps du mythe : les origines
2 – Le temps des récits légendaires : les patriarches
3 – L’autre mythe : l’Egypte et le désert
4 – Le temps de l’histoire : des juges et des rois
5 – Une révolution lente : la victoire du yahvisme, Josias
6 – Le traumatisme fondateur : l’Exil et le monothéisme
7 – Le temps de la religion : le retour et la naissance du judaïsme
Conclusion : vrai ou faux ?
L’histoire d’Israël est connue : c’est elle que raconte la Bible, l’histoire d’un petit peuple issu de trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob et des douze fils de ce dernier, vers le XVIIIe siècle avant notre ère ; réduit en esclavage au cours de quatre siècles en Egypte, délivré par Moïse et quarante années d’errance au désert, où il reçoit la révélation du dieu unique et de sa Loi ; structuré en Etat brillant et puissant par ses trois premiers rois, Saül, David et Salomon au Xe siècle, affaibli par un schisme le divisant en deux royaumes, Samarie au nord, Juda au sud avec Jérusalem ; finalement brisé par les puissances assyrienne vers 722 et mésopotamienne en 587 et emmené en Exil, mais revenant 50 ans plus tard en Palestine pour y donner naissance au judaïsme ; qui lui-même sera le berceau de Jésus de Nazareth, que les chrétiens appellent le Christ.
Mais cette histoire est justement qualifiée de sainte, non seulement parce que le Dieu du monothéisme puis celui du Christ s’y révèlent, mais parce qu’elle est elle-même tissée de mythes.
L’histoire réelle de ce petit peuple, coincé entre les deux super-puissances historiques du Moyen Orient que sont la Mésopotamie et l’Egypte, ces deux anciennes civilisations qui ont les premières inventé l’écriture (entre 3200 et 3000 ans avant notre ère), est sans doute très différente, et beaucoup plus modeste. Mais peut-être non moins signifiante.
Peut-on tenter de la reconstituer ? Sans doute. Mais ce travail, qui tente un partage entre le mythe et le réel, remet en questions tant de certitudes tirées de la Bible et de la foi qu’il ne peut s’opérer sans douleurs ni résistances. Les pages qui suivent et qui essaient cette reconstitution ne peuvent donc être lues que par qui ne craint pas d’en voir sa foi déstabilisée… Et en tout cas ses éventuels souvenirs de catéchisme !
Mais comment les chrétiens ne seraient-ils pas les premiers à vouloir connaître et comprendre la réalité de leur propre héritage, l’histoire qui fonde leur foi ?
Cette reconstitution se proposera en sept étapes.
1- Le temps des mythes : les origines
(Genèse 1 à 11)
La création, Adam et Eve, Caïn et Abel, Noé, Babel… Ces récits peuvent être considérés comme historiques, chacun à le droit d’y croire de façon littérale. Mais au moins dans la forme et l’esprit, il s’agit de mythes, comparables à ceux des autres civilisations, et comportant en particulier de nombreux parallélismes avec les civilisations antérieures du Moyen-Orient ancien.
Ils n’offrent de toute façon aucun repère historique, et leur seule datation se fonde sur l’addition des âges des personnages. Selon ce comptage, nous en sommes aujourd’hui, en l’an 2005, à l’année 5765 après la création du monde…
Quelques événements historiques se laissent toutefois deviner en arrière-fond de ces mythes : raz-de-marée dévastateurs pour Noé, Ziggourat de Babylone pour la tour de Babel…
C’est précisément parce qu’il s’agit de mythes que leur densité et leur signification symboliques sont si fortes. Un mythe n’a pas pour fonction de raconter l’histoire, mais d’approcher, au travers d’un récit, une réalité essentielle que les mots ne peuvent décrire.
Le but de leurs auteurs n’est pas d’apporter une connaissance scientifique, mais d’aider le lecteur à situer son existence dans un cadre qui la dépasse. C’est la raison d’être des récits, qu’on peut à juste titre appeler d’origine, que rapporte la Genèse.
2- Le temps des récits légendaires : les patriarches
Une première rupture, forte, apparaît dans le récit biblique, au ch. 12 de la Genèse : soudain il ne parle plus de figures visiblement mythiques mais d’un individu, Abraham, inscrit dans une histoire, des lieux et une généalogie. Sommes-nous encore dans le mythe ou déjà dans l’histoire ? Ni l’un, ni l’autre. Mais dans les récits légendaires.
Que savons-nous en réalité d’Abraham, de son épouse Sarah, de son fils Isaac, époux de Rébecca, de son petit-fils Jacob, époux de Rachel et de Léa, de ses arrière-petits-fils, Joseph et ses onze frères ? Tous ceux qu’on appelle les patriarches ? Rien. Nous n’avons rien. Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que le contenu de ces récits correspond pour l’essentiel au monde culturel du Moyen-Orient des dix-huitième et dix-septième siècles avant notre ère. C’est tout.
Sont-ils donc des personnages mythiques eux aussi ? Ce n’est pas certain. Ils relèvent probablement plutôt des récits légendaires.
Quels seraient leurs récits légendaires pour des Français ? Clovis et le vase de Soisson, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc et ses voix, Du Guesclin, les vies des saints. Par exemple Clovis et son vase : Clovis a-t-il existé ? Oui, on le sait et on en a des traces. L’épisode du vase s’est-il produit ? On l’ignore et peut même en douter, tant le détail est dérisoire par rapport à l’histoire et à l’éloignement. L’épisode, même légendaire, parle cependant : il dit sans doute de Clovis quel type d’homme et de roi il était ; il dit de l’époque quels types de relations et d’autorité fonctionnaient ; et dit même de nous, aujourd’hui, ce que vaut et ce que produisent l’envie, le dépit, le calcul, la rancune, la maîtrise de soi, la vengeance… Alors est-ce encore un mythe, ou déjà de l’histoire ? C’est plus proche qu’un mythe, ce n’est pas encore l’histoire, c’est une histoire légendaire : c’est-à-dire un événement imaginaire sur une base réelle, comme pour Roland ou Jeanne d’Arc ; comme pour les vies de saints dont on sait qu’ils ont vécu et oeuvré dans tel ou tel lieu, mais dont les évènements et miracles qui leur sont rapportés sont évidemment légendaires.
Qu’en est-il alors d’Abraham ou de Jacob ? Ils ont sans doute existé. Probablement en tant que patriarches, c’est-à-dire des personnalités hors du commun, ayant réussi dans leurs entreprises, peut-être leurs migrations, et qui sont à l’origine d’un clan nomade qui a porté leur nom, a prospéré et est devenu puissant. Mais des péripéties de leur vie, on ne sait rien. Celles qui sont rapportées sont sans doute légendaires, comme le vase de Soisson, et regroupent visiblement des traditions diverses. En réalité, c’est de Dieu et de nous qu’elles parlent, plus que d’Abraham et de Jacob. D’ailleurs la mémoire des personnages réels est si incertaine qu’on ne sait plus très bien leur nom. Alors le texte explique qu’Abram devient Abraham, et Saraï, Sarah… Ou bien il réunit deux noms, deux mémoires, ou un nom de clan et un pays, et raconte que Jacob change de nom pour s’appeler Israël… Mais la portée symbolique de ces changements de noms a évidemment beaucoup plus de poids que l’identification exacte d’un personnage d’il y a quatre mille ans. Les différents personnages sont ensuite reliés entre eux par des liens de filiations, pour constituer le fondement d’une généalogie et donc de l’identité d’un peuple.
Ainsi rassemblés et reliés de façon cohérente, l’ensemble de ces récits forme à son tour lui-même un mythe fondateur, celui des patriarches.
Ainsi, avec Abraham, Isaac et Jacob, s’est sans doute transmise la mémoire très ancienne du nom de fondateurs de clans, mais rien sur eux-mêmes. Peut-être pour qu’on ne s’y trompe pas, les auteurs ont d’ailleurs glissé dans leur récit des éléments de merveilleux : âge des protagonistes, apparitions de Dieu, interventions d’anges ; qui ne se retrouvent jamais dans les textes bibliques relatant des évènements historiques, beaucoup plus proches…
3- L’autre mythe : l’Egypte et le désert
Entrerons-nous enfin dans l’histoire avec Moïse, Pharaon, les dix plaies et la sortie d’Egypte, le passage de la mer Rouge et les quarante ans au Sinaï ?
Une épopée qui a bercé enfance et Ecole Biblique, suscité de très beaux films et fait rêver génération après génération. Qui, surtout, est la fondatrice absolue pour le peuple d’Israël.
Elle se serait déroulée en Egypte, en principe vers le treizième siècle avant notre ère, dans une civilisation qui connaît l’Ecriture depuis mille cinq cents ans, consigne et archive, en particulier sous le règne très organisé de Ramsès II. Or …rien. Rien sur ce peuple semi-esclave, rien dans les listes de peuples assujettis, rien sur les dix plaies, rien sur l’exode de cinq ou six cent mille personnes, aucune trace archéologique non plus…
Rien non plus sur la présence extraordinaire de 600 000 personnes durant 40 ans dans le désert du Sinaï…
Rien davantage à l’arrivée : aucune trace archéologique en Canaan de l’irruption et de la conquête foudroyante et brutale d’un peuple sorti du désert, aucun nom nulle part, alors que la Mésopotamie connaît l’écriture depuis bientôt deux mille ans…
Tout ce qu’on peut constater, c’est que Moïse est un nom égyptien, de même que celui de Myriam, sa sœur, et que cette dernière rappelle les danseuses-prêtresses égyptiennes ; enfin que les noms des peuple et des villes cités correspondent à ceux de l’époque royale, voire de la rédaction de ce récit de Moïse sept cents ans après les faits, mais évoquent des peuples ou des lieux qui souvent n’existaient pas encore à l’époque théorique, le douzième siècle… Ou bien que la ville de Jéricho était déjà en ruine et abandonnée depuis deux ou trois mille ans lorsque les Hébreux sont arrivés...
Alors, complète légende ?
En revanche, l’archéologie atteste de l’existence de groupes nomades, appelés Hapirus ou Habirus (ce qui signifie littéralement “nomades”), qui deviendront les Hébreux. Il est possible que ces groupes de Habirus, issus des déserts entourant Canaan (la Palestine) se soient peu à peu sédentarisés, soient entrés en Canaan, se mêlant à la population sédentaire et agricole locale, ou prenant sa place, quitte à conquérir, voire détruire une ville ou l’autre.
Autre hypothèse, des populations locales, agricoles, indigènes, de proto-israëlites, ont pu se révolter contre les seigneurs des villes et conquérir ces villes, un peu comme des jacqueries paysannes. Peut-être y eut-il combinaison des deux. Le fait est que les quatorze et treizième siècle connaissent en Canaan un crise économique et politique, et que des tablettes retrouvées en Egypte montrent les courriers des cités-Etats du pays, faisant état de ces troubles et appelant l’aide du Pharaon pour les défendre face aux révoltes ou aux razzias des Hapirous…
La conquête de Canaan se situerait alors toujours dans les histoires légendaires : des épisodes réels, dont la mémoire s’est en partie perdue, mais sur lesquels ont été brodés des récits légendaires fondant une épopée d’origine.
Mais que reste-t-il alors de l’essentiel, la fantastique histoire de Moïse, puisque la majorité des archéologues s’accordent à dire qu’il n’y a eu ni Exode hors d’Egypte, ni conquête de Canaan ?
Le plus vraisemblable est qu’il s’agit d’un autre mythe, entièrement construit face au mythe des patriarches. Un mythe qui serait celui d’un peuple libéré d’une situation sans issue, comme une naissance, puis ayant vécu quarante ans dans un désert aride, une génération entière, comme une initiation, pour devenir un peuple à partir d’un agglomérat de gens différents, sans identité, sans lois, sans religion, sans organisation, comme une maturité. Pour finalement se constituer en peuple structuré, dénombré, épuré après plusieurs éliminations (veau d’or, serpents, sanctions…), structuré autour d’une foi, d’un tabernacle, d’une loi, d’une organisation sociale, religieuse et militaire, d’une généalogie et d’un projet commun…
Mythe d’un espace et d’un temps vierges, à part, en dehors de la géographie et du temps réels, c’est-à-dire un espace et un temps disponibles pour construire une autre réalité. Littéralement une utopie. Celle d’une terre promise, d’un horizon collectif idéal exprimé dans ce corps de lois complet et remarquable qui constitue l’essentiel des écrits qui se rapportent à l’Exode : les livres de l’Exode, du Lévitique, des Nombres et du Deutéronome. Une utopie qui donne à ce peuple-là son identité : une origine historique, généalogique, sociale, religieuse, et, mieux encore, une destinée, mieux même, une vocation unique, celle d’une élection pour une mission divine. Pourquoi cette utopie ? Pour permettre, suite à l’exil de 587, d’imaginer une issue à une situation socialement et religieusement bloquée. C’est la raison pour laquelle elle s’appuie sur l’affirmation d’une origine historique plutôt rare, celle d’un déplacement et d’un exode : ce peuple-là est un peuple d’immigrés, non pas d’indigènes enracinés dans une terre-mère, mais d’exogènes, de gens venus d’ailleurs et donc inscrits dans une histoire et non une géographie. Inscrits dans une histoire, ils peuvent avoir une destinée. En cela le mythe d’Israël au désert s’oppose, et sans doute de façon polémique, à l’autre mythe, indigène celui-là, des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, enracinés eux dans le pays… Et c’est aussi pour cela que ce mythe d’Israël au désert a tant inspiré d’autres colonisations, en particulier par des protestants, comme celles de l’Amérique du Nord ou de l’Afrique du sud.
Alors, historiquement, il ne reste presque rien…
a) Peut-être les dix plaies d’Egypte sont-elles une ré-interprétation théologique du souvenir de fléaux en chaîne provoqués en Egypte par l’explosion du volcan Santorin quatre siècles plus tôt… ;
b) peut-être des fragments de populations disparates, soumises et opprimées, ont-elles fuit l’Egypte à la faveur des troubles accompagnant la crise qui a suivi la mort du Pharaon Akhenaton, et sa première expérience de monolâtrie… ;
c) peut-être que certaines de ces populations ayant fuit l’Egypte sont remontées jusqu’à la Palestine, provoquant quelques bouleversements, et accélérant par exemple la sédentarisation en Canaan de tribus nomades d’Habirus, ou la conquête de villes par les populations agricoles… ;
d) Moïse n’est certainement pas un personnage unique : son mode de naissance est habituel dans les mythologies antiques, et il existe au moins deux Moïse : le jeune prince, Egyptien, et l’homme du désert, Madianite, gendre de Jethro et époux de Séphora. En tout état de cause, il n’est pas Hébreu, et ne mettra jamais les pieds en Israël ;
e) il n’existe enfin aucun texte remontant à cette époque, et Moïse n’a laissé aucun écrit.
4- Le temps de l’histoire : des juges et des rois
Que dire alors des deux siècles confus et troublés, entre l’entrée en terre promise avec Josué, et les premiers rois, Saül et David ? Est-ce toujours du mythe, s’il n’y a jamais eu de terre promise autre qu’idéale, utopique, fantasmée comme horizon à espérer ? Et donc pas d’entrée dans cette terre promise ? Non. Les textes étranges de Josué et des Juges montrent au contraire et enfin la naissance de l’histoire. Ils sont d’autant plus convaincants qu’ils sont modestes, disparates, incohérents, morcelés, et mélangent récits légendaires — comme Gédéon, Samson, Jephté — et bribes un peu confuses d’une histoire réelle, peu spectaculaire, et surtout peu glorieuse : après la miraculeuse mais mythique traversée du Jourdain à pieds secs et la prise de Jéricho à coups de trompettes, le récit décrit les échecs et les difficultés de la conquête, les reculs, les divisions. Le texte annonce par exemple la fin de la conquête du pays en Josué 11, puis énumère tout ce qui reste à conquérir en Josué 13… En réalité, les livres de Josué et des Juges mettent en scène un début de marquage et de partage du territoire, qui correspond au début d’une identification de divers clans existants comme parties d’un même ensemble, d’un même peuple et d’une même destinée, même si, et justement, ils continuent aussi de se battre entre eux... Un peu comme la France s’est constituée au Moyen Age.
On voit ainsi surgir des personnages qui laissent leur nom, Yotam, Abimélek, Tola, Yaïr, des femmes comme Yaël ou Déborah, puis qui disparaissent : tous, sans doute, ont existé, réalisé quelque chose, marqué leur temps ; et leur souvenir, embelli, s’est transmis…
C’est de ce temps que datent apparemment les plus vieux textes présents dans la Bible, des bénédictions et malédictions, ou le cantique de Déborah. Indice supplémentaire qu’il s’agit bien cette fois des bribes d’une mémoire réelle : Dieu n’intervient plus directement. On le prie, on l’évoque, mais on ne le voit plus, il n’agit plus.
Le temps des juges — littéralement des “décideurs”, c’est-à-dire des chefs — fait ainsi assister à la naissance d’un petit peuple, qui deviendra Israël. Il est alors pauvre, faible, dominé, divisé, ni structuré ni dirigé, et il suit les religions locales aux dieux agraires, saisonniers ou guerriers. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaît pour la première fois, sur une tablette égyptienne, le nom d’“Israël” et les premières traces écrites d’hébreu ancien.
Un peuple qui finalement devient réalité, une réalité qui, comme chez les autres peuples, se manifeste par l’apparition d’un premier roi : Saül, sans doute à l’approche de l’an mil avant notre ère. Suivra la trilogie des premiers rois d’Israël, les trois seuls rois d’un Israël unifié : Saül, David et Salomon.
Mais cette trilogie se présente comme un ultime retour de la légende et même du mythe, qui vient perturber ce début de l’histoire réelle…
Curieusement, Saül, le roi raté, le moins glorieux, le plus discutable, est sans doute le plus réel des trois. Il a probablement été le premier roi un peu consistant d’Israël, ayant conquis et acquis son pouvoir en desserrant la pression constante de ses voisins, Philistins en tête, c’est-à-dire le peuple côtier, à l’évidence beaucoup plus civilisé, plus riche et plus puissant. Un peuple sans doute équipé de chevaux et d’armes en fer, ce qui n’était peut-être pas encore le cas d’Israël. L’histoire de Saül est donc sans doute le mélange d’une mémoire réelle et de récits légendaires, réunis par une lecture-jugement théologique négatif sur sa vie…
De même pour l’histoire de David, mais déjà en moins réaliste. David est présenté comme un roi extraordinaire, ayant unifié tout le peuple et conquis un territoire stupéfiant. C’est sa faiblesse : non seulement une telle conquête de l’Irak à l’Egypte par un tout petit peuple jusque- là inorganisé, est totalement invraisemblable, mais il en resterait évidemment des traces ! Or, rien : rien en Mésopotamie, rien en Egypte, rien en Palestine même... David a toutefois certainement existé, mais comme chef de guerre efficace et surtout comme fondateur d’une dynastie. Une inscription ancienne mentionne le nom de David, non pour David lui-même, mais pour un de ses descendants, un roi qualifié de “fils” de David. Il est donc probable que David ait été, comme Abraham ou Jacob, un chef de bande originaire des montagnes du centre d’Israël et le fondateur d’un clan particulièrement marquant, peut-être un rival du premier roi Saül, et qu’il soit finalement devenu lui-même roi, à l’origine de la dynastie qui a régné à Jérusalem pendant quatre cents ans. Cette hypothèse où David est essentiellement le nom générique d’une dynastie, permet de comprendre tous les textes bibliques qui lui sont rapportés : promesses à sa dynastie, psaumes à l’honneur du roi, et tout ce qui gravite autour de son personnage en tant que figure d’un roi conquérant et fondateur. Mais ce qui est raconté de son royaume et de lui-même, y compris son improbable double personnalité, jeune berger poète et musicien en même temps que chef de bande impitoyable, tous les épisodes de sa vie privée ou publique, de sa vie spirituelle, familiale ou politique, tout cela est sans doute légendaire, mais nous parle de nous : de nous face au pouvoir, de nous face à la violence, à l’ambition, au désir, à la lâcheté, à la confiance, à la repentance, à l’amitié, à la paternité, aux responsabilités publiques, à la fidélité, au face-à-face intérieur avec nous-mêmes et avec Dieu…
Salomon enfin. Le personnage de Salomon pourrait bien, lui, être une construction totalement mythologique et n’avoir jamais existé. Il est le plus glorieux, le plus puissant, le plus riche, le plus sage, le plus parfait de tous, et c’est un peu trop pour quelqu’un qui n’a laissé aucune trace archéologique ni historique. Ni sur place, ni dans les archives ou les stèles très complètes de Mésopotamie, d’Egypte, ni d’ailleurs. Aucune trace non plus de son célèbre temple ni de ses écuries. Tout ce qu’on sait de lui vient des textes, ceux de la Bible, écrits cinq siècles plus tard…
Il est en fait probable que Salomon représente une construction littéraire et théorique, celle du modèle type ou du paradigme du roi idéal : pieux, fidèle, sage, glorieux, juste, désintéressé, puissant et riche (en épouses comme en biens et en pouvoir), celui auquel tous les autres rois devaient essayer de ressembler… Ce qui lui a valu l’attribution dans la Bible de ces livres d’éducation que sont “La sagesse de Salomon” ou “Les proverbes de Salomon”.
Indice supplémentaire : sitôt la mort de Salomon, ses fils, raconte la Bible, se disputent le pouvoir, et cela conduit à ce qu’elle appelle le schisme : la séparation du royaume en deux parties, le Nord, Israël avec Samarie pour capitale, le plus peuplé (dix tribus sur douze), le plus riche (plaine de Galilée) mais le plus exposé (influences culturelles et conquêtes) ; le Sud, Juda avec Jérusalem pour capitale, le moins peuplé (deux tribus sur douze), le moins riche (montagnes), mais mieux protégé et moins convoité. En réalité, il n’y a jamais eu de royaume uni, et surtout pas avec l’étendue fantastique des royaumes attribués à David et à Salomon, et que la Bible elle-même ne confirme jamais, ne serait-ce que dans la suite du Livre des Rois. En revanche il y a bien eu émergence de deux royaumes cousins, tantôt alliés et tantôt rivaux, celui du Nord avec Saül, et celui du Sud avec David, qui sont devenus Israël et Juda ; tandis que Salomon était la figure idéalisée d’un roi parfait et rassemblant tout le peuple…
Mais, après eux, nous entrons vraiment dans l’histoire.
5- Une révolution lente : la victoire du yahvisme, Josias.
La religion semble avoir jusqu’ici tenu peu de place, en particulier ce monothéisme qu’Israël a inventé pour le donner au monde, et qui est censé remonter à Abraham lui-même. La Bible l’avoue page après page, les Israélites ont jusque-là une religion banale pour l’époque et la région : polythéiste, agraire et saisonnière, celle des Baal, des Astarté et du Dieu El, de la prostitution sacrée et des divinités familiales ou domestiques.
Dans l’environnement culturel de l’époque, trois échelons de divinité se retrouvent régulièrement : le dieu national, le dieu local et le dieu personnel. Les mêmes se retrouvent en filigrane à travers les textes bibliques : le dieu créateur Elohim (“L’Eternel”), le dieu national Yahvé (“Le Seigneur”) et le dieu personnel Shaddaï (un dieu sauveur et maternel malgré son nom biblique de “Dieu des armées”). Apparaissent même, malgré la censure ultérieure des auteurs bibliques, quelques souvenirs de dieux de ville, comme El Roy, ou de cultes des tombeaux, c’est-à-dire des ancêtres.
Mais ce dispositif va évoluer. Le dieu central et national, dieu guerrier de la foudre et des volcans, va progressivement être présenté comme seul et unique aux dépens des autres. Ce dieu venu du Sud et du désert est peut-être le dieu personnel de David, Yahvé. Autour de lui s’élabore une théologie plus radicale et plus exigeante, promue par des hommes inspirés ou illuminés qu’on appellera des prophètes. La théologie d’un dieu identitaire, dieu unique d’un seul peuple, engagés l’un envers l’autre, dieu personnel de tout un peuple ; un dieu qu’on ne représente pas par des images et qui revendique à la fois une éthique exigeante et un culte exclusif. Les trois siècles de royauté en Israël verront ainsi l’émergence de cette foi nouvelle en un dieu unique, construite en opposition aux religions traditionnelles et coutumières :
- le culte des pères, dont les patriarches Abraham, Isaac et Jacob sont sans doute des substituts ;
- et les cultes de la fécondité ou des éléments, dont le veau d’or et les idoles sont les expressions condamnées par les textes bibliques.
La Bible rend compte de ce combat à travers la lutte incessante contre les idoles et les Baals. Mais ce combat et cette foi émergente ont probablement nécessité la récupération d’éléments des croyances traditionnelles, conduisant à la fusion des différents dieux, Elohim, Yahvé et Shaddaï, en un dieu unique portant ces trois noms.
Cette réforme progressive semble avoir abouti à une victoire vers 620 avant notre ère, une trentaine d’années seulement avant la chute de Jérusalem en 587, et une centaine d’années déjà après la chute de Samarie et la disparition du royaume d’Israël, au Nord, en 721. Le roi Josias, contemporain de Jérémie, impose alors une réforme profonde dans la cité de Jérusalem et le royaume de Juda, étendu vers l’ancien Israël, et institue le culte de Yahvé seul, la destruction des idoles, et l’application des seules lois yavhistes. Cette réforme, probablement aussi radicale alors que la protestante au XVIe siècle, et comparable à la conversion de l’empereur Constantin en 313, est d’une importance considérable, même si la tradition chrétienne ne s’y attarde guère. Elle impose la monolâtrie en Israël, le rejet des anciens cultes, et prépare ainsi la naissance du monothéisme.
Mais le roi Josias est tué à Megiddo en voulant s’opposer au passage des Egyptiens, mort qui met un terme à la volonté réformatrice. Trente ans plus tard, Jérusalem est conquise et rasée.
6- Le traumatisme fondateur : l’exil et le monothéisme
En 587, Jérusalem est donc prise par Nabuchodonosor, roi de Babylone, rasée, le temple détruit, et l’élite de la population exilée en Mésopotamie. C’est le vrai pivot, essentiel, de l’histoire d’Israël. Celui qui donne naissance au monothéisme, à la Bible, qui n’existe pas encore, puis au judaïsme. Ce formidable traumatisme de l’Exil va provoquer un électrochoc dans cette culture et ce petit peuple, qui perd à la fois son roi, son régime politique et son administration, sa capitale, son temple et son élite culturelle et économique, ses structures religieuses, sociales et économiques. Et perd en outre sa certitude d’être protégé par un dieu national et par l’alliance inconditionnelle qu’il lui avait, pensait-il, promise. Son dieu plus fort et fidèle a été vaincu, son temple violé. Ainsi, c’est bien son identité que perd ce peuple, et simultanément son élite se trouve enlevée, jetée dehors et confrontée à une civilisation infiniment plus développée et plus puissante, plus évoluée, plus riche, plus savante, elle-même en période de bouillonnement intellectuel, de réflexion religieuse, morale et politique, qui réinterprète en particulier les traditions et les mythes du passé.
Là se situera l’événement : au lieu de disparaître dans ce maelström et de se dissoudre dans cette civilisation beaucoup plus vaste, comme font les nombreux autres peuples ainsi vaincus et transplantés, celui-là va sauvegarder une identité, par un double saut conceptuel :
- premier saut, il invente le monothéisme : son dieu est vaincu ? C’est qu’en réalité, il n’y a qu’un seul Dieu, au-dessus des identités nationales, créateur et maître de l’univers et de l’histoire. Les Juifs de l’Exil récupèrent l’idée politique d’empire, alors en train de s’élaborer à Babylone, pour la transférer à la divinité elle-même, et inventent ainsi le monothéisme. Ce sera le travail d’Ezéchiel puis d’Esaïe.
- deuxième saut, il invente la Bible : son territoire lui a été volé ? Il transférera son territoire et son identité vers un territoire que personne ne pourra lui prendre : un livre, et l’héritage spirituel qu’il porte et transmet. Et ils se mettent à écrire… la Bible. Non seulement en rassemblant traditions orales et textes divers existants, mais en se livrant à un intense travail de réflexion et d’écriture, concernant aussi bien les origines que l’histoire, la pensée de Dieu que celle de l’avenir. Et c’est ainsi que la majorité des textes de la Bible parlent d’une manière ou d’une autre de cet événement peu resté dans les souvenirs de catéchisme : l’Exil.
A cet extraordinaire et totalement novateur saut de la pensée, les Juifs de l’Exil vont ajouter une auto-légitimation :
- s’il leur est arrivée cette catastrophe c’est qu’ils ont été punis ;
- s’ils ont été punis, c’est parce qu’eux et leurs pères ont été infidèles au Dieu unique ;
- puisqu’ils ont été punis, ils ont payé, et maintenant Dieu peut donc leur faire grâce ;
- et Dieu leur maintiendra sa grâce si dorénavant ils suivent sa volonté, qui se résume en une formule simple et puissante : “Un Dieu, un peuple, une Loi, une terre, un Temple”. Formule qui résume le premier judaïsme, religion de la séparation, qui naît de ces circonstances historiques.
Ce raisonnement et cette formule constitueront l’axe de la théologie et de la littérature deutéronomistes, qui domineront la pensée jujives des siècles suivants.
7 - le temps de la religion : le retour et la naissance du judaïsme.
Mais cette théologie, avec son auto-justification et son auto-exhortation, est le fait d’une petite partie du peuple (10 % ?) : l’élite exilée à Babylone et dans toute la Mésopotamie. Et ceux-là, à partir de la victoire des Perses avec Cyrus en 537, vont avoir la possibilité de revenir à Jérusalem et en Palestine. Or, en Palestine, certains sont restés, petit peuple et paysans, et d’autres sont venus, issus d’autres peuples semblablement déportés par la politique de mélange ethnique de l’empire babylonien. Trois groupes sociaux aux intérêts et préoccupations différents vont ainsi se trouver confrontés :
- les exilés à Babylone et ailleurs, ancienne élite de Jérusalem, qui s’installent dans la diaspora, s’intègrent à la société perse, deviennent souvent riches et cultivés — il en reste des traces historiques –, parfois influents, mais dont certains préservent, grâce au Livre, leur identité juive ;
- ceux qui sont restés en Palestine et ont dû se débrouiller sur place, et se sont mélangés avec les peuples importés. Ils se sont réorganisés socialement, en prenant possession des terres et des fonctions laissées vacantes.
- enfin ceux des exilés qui, à partir de 537, vont progressivement revenir au pays. Ils sont cultivés, riches comparativement à ceux restés sur place, et protégés, voire mandatés par l’autorité perse, comme Esdras ou Néhémie.
Le conflit d’intérêts sera immédiat : à qui appartiennent les terres, les maisons ? Qui occupe les fonctions décisives ? Qui préside aux rites et aux sacrifices religieux ? Qui surtout représente le véritable peuple d’Israël, le peuple de Dieu ? Cela sur fond d’inégalité sociale, culturelle et économique — certains sont contraints de vendre leurs enfants — d’inflation due à l’arrivée d’une population plus riche, et de conflits de pouvoir. Avec des interventions opposées de la part des uns et des autres auprès du pouvoir perse…
Le conflit prendra rapidement une dimension idéologique, autour de l’accès au Temple et de l’identité du véritable peuple de Dieu. Chaque groupe édifiera alors son idéologie propre, avec son corps de doctrine théologique, et à cette fin réécrira des mythes fondateurs, en relisant la mémoire du passé pour justifier sa propre légitimité. Ainsi :
- ceux qui restent en exil insisteront sur la légitimité de la vie en diaspora sans reniement, et produiront des livres comme Esther, Daniel ou Joseph ;
- le peuple resté au pays insistera sur la légitimité de la terre et de qui l’habite, et produira donc la saga des patriarches, Abraham, Israël, Jacob ;
- tandis que ceux qui rentreront d’exil insisteront sur le déplacement qui légitime, et produiront le mythe de l’Exode… Parce que, en réalité, l’Exode c’est l’Exil.
En sorte que les différentes histoires des origines, au sein même de la Bible, se révèlent polémiques, non seulement face à la menace de dissolution dans la culture mésopotamienne ambiante, mais aussi à l’intérieur du peuple, entre deux ou trois situations sociales et psychologiques antagonistes.
Les vainqueurs de ce combat entre différents partis seront bien sûr ceux qui détenaient la richesse, l’appui de l’autorité impériale, enfin l’avantage culturel et par conséquent idéologique. C’est-à-dire ceux qui reviennent d’Exil, et dont les représentants seront Esdras et Néhémie, nommés par le pouvoir perse, et Zorobabel. Leur théologie légaliste, le deutéronomisme, l’a emporté et a pu fonder le judaïsme tel qu’il est toujours vivant. Mais leur restauration restera un relatif échec, puis viendront l’occupation grecque, ensuite romaine, d’où une immense frustration religieuse et nationale. Et le besoin d’autre chose, d’une vraie nouveauté, d’un salut, d’un Messie… Mais ceci est une autre histoire.
Ainsi s’est écrite la Bible hébraïque, suite à ce grand traumatisme de l’Exil à Babylone, sous la pression et l’influence de cultures plus vastes, et de façon conflictuelle au sein même du peuple.
Mais ainsi nous a été transmis cet héritage sans égal :
- l’invention du monothéisme et de la transcendance,
- une éthique fondée sur la pureté mais aussi sur l’amour et la justice pour les faibles,
- un livre qui nous parle de Dieu et de nous…
Reste la question : cet imposant décalage entre histoire mythique et histoire réelle signifie-t-il que nombre de ces textes sont faux ? Non, bien sûr. Ils sont vrais parce que leur base historique, même lointaine et remaniée, est souvent vraie, même si elle a été pensée pour en tirer des leçons, puis écrite et réécrite pour transmettre ces leçons afin qu’elles servent aux suivants, à nous. Et surtout parce qu’ils comportent une excellente nouvelle : toutes ces histoires, toute cette histoire, avec ses légendes, ses faits et ses mythes, a été écrite pour nous parler de nous, de Dieu, et de nous avec Dieu. Sarah, Abraham, Jacob, Rachel, Joseph, Moïse, David, Bethsabée, Caïn et Abel, Adam et Eve nous parlent de nous plus que d’eux-mêmes, de nous vis-à-vis de nos frères, de nos enfants, de nos concitoyens ; de nous par rapport à un projet collectif, social ou moral ; de nous vis-à-vis de la confiance, de la vie, de l’amour, de l’éthique, de la responsabilité, de la faute ; de nous et de l’au-delà, de nous et de la transcendance, du destin, du pardon, de la réconciliation, de la gratuité…
Ces textes sont vrais parce qu’ils disent des choses vraies, sur nous et pour nous.
Le remarque-t-on ? Ce qui est le moins lu dans la Bible, et le moins cité dans le Nouveau Testament, ce sont les Lois. Et les Chroniques. Justement parce que ce sont des chroniques. Sans plus.
Jean-Paul Morley
Il ne s’agit bien entendu que d’hypothèses rationnelles, fondées sur la recherche archéologique, les connaissances historiques et la linguistique, telles qu’elles se pratiquent parmi les biblistes et telles que j’en ai bénéficié à l’Institut protestant de théologie de Paris.
Abram est sans doute un nom générique signifiant ‘père très élevé’. Il existe une stèle égyptienne, près d’Hébron, gravée 900 ans après Abraham, qui porte peut-être la formule ‘château d’Abram’.
Monothéisme : il n’existe qu’un seul Dieu, au-delà ; monolâtrie : on ne prie qu’un seul Dieu, participant au réel.
Apparemment comme un ensemble d’individus ou de groupes sociaux, mais pas encore comme une cité ou un Etat.
Le passage de l’âge du bronze à l’âge du fer se situe au XIIIe-XIIe siècle, mais ne s’est effectué que progressivement parmi les peuples dominés ou périphériques.
Il s’appelait sans doute à l’origine simplement “Ya”, puis “Yahou”, et se retrouve dans les noms hébreux commençant ou finissant par ya ou yahou, comme Nethanyahou…