Pâques : la croix vaincue.[1]
La croix vaincue, le désespoir vaincu, l'impensable victoire de l'amour et de la vie. Elle est l'origine et le fondement de la foi chrétienne, l'événement décisif du Christianisme… et peut-être, qui sait, de l'histoire du monde.
Mais pour comprendre le sens et le poids de la croix vaincue, nous avons sans doute besoin de penser d'abord à la croix victorieuse, assassine, celle sur laquelle le Fils de Dieu est en train de mourir. Comme le dit Paul « Je n'ai rien voulu savoir d'autre que Christ, et Christ crucifié » (Corinthiens.). Crucifié. Puis ressuscité.
Mais que se passe-t-il ce jour-là, sur la croix, ce vendredi saint ? Que se passe-t-il, pour que le temps et l'Histoire se soient arrêtés, suspendus pendant 36 heures jusqu'à la résurrection du matin de Pâques ? Une irruption d'abord imperceptible, mais qui va submerger la Terre et les siècles.
Que se passe-t-il avec la croix de Jésus ? Il se passe la colère. Toute la colère de l'univers, comme si elle se télescopait en un rendez-vous inouï de la colère, un carrefour stupéfiant contre un unique bouc émissaire, le plus formidable et le plus terrifiant bouc émissaire de l'histoire, celui sur lequel toute la colère de l'univers converge, se concentre et s'abat, comme par les quatre branches de sa croix.[2]
Quelles colères ?
Colère de Dieu, d'abord.
Colère de Dieu contre la désespérante lourdeur et perversité des humains, qui s'entre-dévorent et s'obstinent à faire de ce monde un monde déchiré, aujourd'hui menacé dans son existence même, et à ne rien entendre de l'invitation têtue de Dieu à faire advenir l'humanité à elle-même, depuis Noé jusqu’à Luther King ou Gandhi, en passant par Jésus-Christ… Immenses, effrayantes mais légitimes, et je crois réelles, colères et amertume de Dieu contre tous les humains, parce que c'en est trop, trop de déception, de souffrances et de gâchis. Comment le Créateur serait-Il indifférent, comment ne serait-Il pas lassé et découragé par l’obstinée violence, égoïsme, infidélité et vanité de l’humanité, ses enfants ? Quelle colère doit être la sienne quand Il voit un enfant torturé, une femme vendue, un migrant noyé, un peuple asservi ? Immense colère, colère réelle.
Et qui s'abat sur Jésus. Assumant le rôle de bouc émissaire. Colère qui, en s’abattant sur son Fils, en s’abattant sur celui qui L’incarne le mieux, s'abat sur Dieu Lui-même. Le Dieu d’amour retourne sa colère contre Lui-même…
Mais c’est le rôle du bouc émissaire : il est nécessaire que la victime soit totalement innocente, sinon la punition serait en partie méritée, ne serait qu'une punition légitime… Alors que punir un innocent, c'est un scandale, un cri, mais aussi un coup de poing sur une table et une révolte.
Et c'est ce Jésus, cet homme parfait, irréprochable, cet innocent, cet homme qui justement prêche la paix, l'amour et la justice, qui supportera toute la colère accumulée par Dieu contre l'insupportable lâcheté et trahison de l'humanité. La nôtre, à tous ; la mienne et celle des autres...
Manière de rappeler que Dieu n'est pas seulement gentil, aimant, bienveillant et pardonnant, mais qu'Il en a assez, et qu'Il est Lui aussi exigeant. Comme Il l'a montré de Noé aux prophètes, en passant par Moïse. Et celui-là, Jésus, ce naïf qui annonce partout que Dieu est amour et pardon, sera le premier à s'en rendre compte – et les autres à travers lui.
Mais ce n'est pas la seule colère.
C'est aussi la colère des humains contre Dieu.
Car quel est ce Dieu qui depuis de siècles impose une Loi impossible, tatillonne, exigeante, et y ajoute des règles, des rites et des offrandes ; qui menace, punit, envoie peste, sécheresse, guerre, exil, angoisse et solitude ? Alors que c'est bien Lui qui nous a crées et choisis ; Lui qui a créé ce monde avec ses pesanteurs et ses règles, ses contradictions et ses charges trop lourdes, avec notre faiblesse, nos désespoirs et nos écartèlements. Ce Dieu qui réclame toujours la perfection sans jamais tenir ses fabuleuses promesses.
Et c'est ce Jésus, ce naïf idéaliste, qui prétend naïvement parler en son nom et l'appeler son Père, qui paiera pour ce Dieu qui en a trop demandé et pas assez donné, ce Dieu qui a imposé le joug, plus la culpabilité d'être incapable de porter le joug.
Manière de lui faire comprendre ce qu'on pense de son Dieu bon, et lui faire comprendre ce que c'est que d'être déçu…
Colère et rejet des humains contre ce Dieu exigeant, décevant, culpabilisant, et finalement impuissant. Colère qui s'abat sur Jésus, à nouveau bouc émissaire de toute la révolte humaine contre toutes les divinités…
Mais ce n'est pas encore tout.
C'est encore la colère des humains contre les humains.
Toute la rancœur, l'amertume, les frustrations, les blessures reçues ; tout ce dont on n'a jamais pu se venger ni faire payer ; tout ce qu'on a souffert et tout ce qu'on ne vivra pas, et qui doit bien se décharger un jour. Toutes les raisons qu'on a d'en vouloir à autrui et au monde entier.
Et c'est ce Jésus, ce naïf, ce candide pacifique, non-violent, sans haine et sans culpabilité, qui subira pour tout ce qu'on a subi ; pour tous les espoirs qu'on a soi-même portés, crus, défendus, et que l'adversité nous a volés, étouffés, meurtris. Il paiera, lui, l'innocent, pour toute l'innocence que la vie nous a volée ou piétinée ; lui le fraternel, pour la tendresse qu'on nous a saccagée ou refusée.
Manière de lui montrer que les autres, qu’il nous invite à aimer, justement ne nous aiment pas, et lui montrer ce que cela fait…
Colère des humains contre les humains, et qui s'abat sur Jésus, encore une fois bouc émissaire, pour toutes les souffrances que les humains s’infligent entre eux.
C'est cela, je crois, qui s'est vraiment passé ce jour-là. Sur la croix.
Cela qui arrive à Jésus, inimaginable, vertigineux bouc émissaire.
Voilà ce qui tombe sur l’enfant de Dieu, en ce vendredi soir – Vendredi Saint – par les quatre branches de la croix :
- par celle du haut, la colère de Dieu contre la lâcheté et l'égoïsme des humains :
- par celle du bas, la colère des humains contre ce Dieu trop dur et épuisant ;
- par les branches latérales, la colère des humains contre les autres humains, capables de tant de déceptions, d'injustices, de violences et de bassesses – les nôtres comprises.
Un innocent. Souffrant et subissant tout cela à la fois. « Chargé de nos pêchés », dit Pierre[3]
L'insoutenable. Extraordinaire bouc émissaire, total, universel, absolu, cosmique.
Et lui qui supporte, reçoit toute la violence, par les quatre côtés de sa croix, demeure l'absolu non-violent, pour rompre cette logique de haine ou de colère.
La voilà, la croix du Vendredi Saint.
Mais cet événement formidable, le bouc émissaire universel, n'épuise pas à Lui seul ce qui se passe à la Croix…
Sur la croix, c’est Dieu qui souffre.
Jésus Fils de Dieu, Dieu incarné dans cet homme, c'est-à-dire totalement présent en lui, vivant en lui, cela signifie que Dieu lui-même souffre de tout ce que Jésus souffre dans ce moment de bouc émissaire absolu. Et donc que Dieu Lui-même non seulement souffre en Jésus, mais qu’Il souffre de tout ce que tous les humains ont souffert, souffrent et souffriront. Il souffre avec moi, à côté de moi, de tout ce que je souffre, et de tout ce que je fais souffrir. Telle est la première certitude que je reçois de l’événement croix.
Mais la souffrance n’a pas disparu avec la croix. Lisant vingt siècles plus tard les récits de la crucifixion, nous savons déjà qu'il y aura le troisième jour, Christ ressuscité. Et nous avons le droit de le croire.
Mais Jésus, lui, ne le sait pas. Pour lui, ce vendredi soir, la colère a gagné, l'immense colère accumulée de toutes parts et qui, concentrée, converge sur lui par les quatre branches de sa croix : c'est elle qui a gagné. Et c’est elle que ce charpentier de Nazareth subit, délibérément, volontairement, comme un bouc émissaire cosmique, aux dimensions du temps et de l’espace. Et de même pour des millions et des millions d'hommes et de femmes qui tous les jours vivent, subissent ou expriment une semblable colère : pour eux, seul ce vendredi soir est réel, seule est réelle cette colère, mordante, vivante, désespérante qui le crucifie. C’est elle qu’ils vivent et subissent. Et elle qui nous crucifie quand notre cœur veut bien s'ouvrir à la dimension du monde.
Pourtant ce jour de colère, ce dies irae en étant suivi d’une impensable résurrection, est devenu sa propre négation : la colère, la peur, la souffrance et la punition ne sont ni la vérité de Dieu, ni l’avenir de l’humanité. Ce jour a donc potentiellement fait exploser tous les carcans religieux et tous les carcans de nos mauvaises consciences : il a fait exploser et rendre caducs les rites, les règles, les obligations religieuses, les culpabilités, la haine de soi, la solitude face aux épreuves, et la peur, peur de Dieu, peur des autres, peur de soi. Et l’horreur de la croix est devenue son contraire : une absolue leçon d’amour, parce que Jésus a accepté de vivre jusqu’à l’ultime ce qu’il avait prêché. Il a ainsi montré ce qu’aimer veut dire. Aimer vraiment. Jusqu’au bout. Ce qu’il fait : donner jusqu’à sa propre vie par amour pour les humains, par amour pour toi et moi, parce qu’il a préféré chacune et chacun de nous à lui-même. Il a mis en pratique, à ses propres dépens, le double commandement d’amour qu’il avait énoncé
Ainsi savons-nous aussi que Dieu est prêt à tout donner pour nous garder, nous qui pesons si peu. C’est une folie, la croix est une folie, folie des humains, folie pour les humains, mais aussi folie de la part de Dieu… Et nous savons enfin que si nous voulons aimer comme il nous y appelle et comme il l’a fait lui-même, c’est ainsi : en donnant tout, en acceptant de passer après ceux que nous voulons aimer, en renonçant à nous-mêmes. « Qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui donne sa vie à cause de mon nom la trouvera… » (Math 8 : 35 etc.) Et nous savons en même temps que cet appel est déjà baigné du pardon de ne pas réussir à le vivre comme lui-même l’a vécu. C’est à nouveau la croix qui nous l’assure.
Là se trouve sans doute la signification essentielle et ultime de la croix : cette démonstration de ce qu’aimer veut dire
Enfin, puisque l’histoire ne s’arrête pas là en ce sombre soir sur le Golgotha où Jésus est mort, puisqu’il est revenu de la mort et s’est montré vivant à ses compagnons, alors la mort n’est plus un mur, mais une brèche. Jésus a été le premier à traverser toute l’épaisseur du mal, le premier à traverser la mort, et il en est ressorti victorieux. La mort est vaincue, le mal, toujours présent, est en réalité déjà vaincu.
A travers la croix et la résurrection, Dieu promet cette victoire finale sur le mal et sur nos propres contradictions ; Il promet sa paix, sa présence, sa force, sa lumière pour voir clair dans nos vies, son pardon et sa tendresse dans nos cœurs.
Ainsi ce jour terrible, suivi deux jours plus tard de l'improbable résurrection laisse au croyant trois certitudes :
- Dieu a déjà connu le pire de ce que je peux avoir à traverser ; et il m'y tiendra toujours la main, jusqu'au bout.
- la Croix n'est qu'un rideau de fumée, la mort est traversée, et le soleil est au-delà ;
- l'amour, le don de soi, la fraternité ne sont pas vains, puisqu'ils ont et auront le dernier mot : ce sont eux, finalement, qui tiennent les clefs, celles de l'avenir, celles du bonheur, celles de l'humanité de l’humanité, et le secret de ma propre vie.
La croix, et la résurrection qu'elle porte déjà, offrent ainsi cette simple et tranquille triple certitude :
Dieu sera toujours à côté de moi,
la mort n'est qu'un voile,
et le don de moi-même est le secret de ma vie.
Lectures : I Corinthiens 15 : 3 – 8
Esaïe 53 : 1- 7 ; 11 – 12
[1] La théorie expiatoire (le Christ à expié sur la croix tous les péchés passés et futurs des humains, c’est son sang qui a payé pour nous et lavé nos fautes), marginale dans le Nouveau testament, ne sera pas évoquée ici. En dehors de 2 ou 3 versets de Paul qui peuvent être interprétés dans ce sens, seule la Lettre aux Hébreux développe une telle théorie. Mais cette lettre, sans doute écrite par un prêtre pour un public juif pratiquant, ne fait sans doute qu’utiliser le rituel du temple comme image pédagogique à l’intention de ses lecteurs.
[2] Le bouc émissaire, celui qui prend sur lui toute les fautes des autres, est à l’origine une invention biblique (Livre du Lévitique, ch. 16). Selon un rite ancien, mythique ou réel, lorsqu’Israël avait pêché, il devait offrir deux boucs : l'un pour être sacrifié, l'autre pour être chargé de tous les péchés du peuple, puis renvoyé ainsi lesté dans le désert vers ‘Azazel’. Ce rite devait permettre de retrouver l'union au sein du peuple et avec Dieu.
[3][3] I Pierre 2 : 24