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29 mars 2020 7 29 /03 /mars /2020 15:17

Aujourd'hui, un conte plus long, et puis c'est un conte de Noël... Mais une de nos amies l'a souhaité :

Conte du jour, 5
LE PASSAGE D’UN MAGE

L’histoire que je vais raconter m’a été rapportée par quelqu’un qui lui-même l’avait entendue d’un homme, aujourd’hui âgé, qui vivait dans une vieille ferme près du Chambon-sur-Lignon. Une ferme isolée sur la vieille route de Saint-Agrève, celle qu’on ne prend plus que pour aller se promener et qui est si souvent bloquée par la neige, en hiver.

Le Chambon-sur-Lignon, c’est ce village dans les montagnes du sud du massif central, au dessus des Cévennes, une région qui a longtemps été difficile d’accès et où les hivers sont froids et rudes. Un village où la plupart des habitants sont protestants, et qui s’est rendu célèbre, pendant la guerre, parce qu’il a caché et sauvé des centaines d’enfants juifs : pas une ferme où il n’y ait eu plusieurs enfants juifs, cachés parmi ceux de la famille.

Un village où j’ai moi-même passé deux années quand j’étais enfant, mais cette histoire s’est passée encore bien avant, et quand le vieux Martin la racontait, c’est qu’il s’en souvenait encore 20 ans après…

Voici l’histoire :

« C’était en décembre, il faisait froid, mais le ciel était dégagé et les étoiles brillaient comme on ne le voit que chez nous, dans la région du Chambon, tellement le ciel est pur ; et les étoiles si lumineuses qu’on resterait toute la nuit à les regarder. De temps en temps un coup de vent agitait les branches de sapin, et le givre sur les branches sonnait comme des clochettes. » L’avez-vous jamais entendu ? Quand il y a de la neige sur les branches de sapin, mais que le soleil brille quelques heures, la neige commence à fondre, et elle forme des gouttes d’eau le long des épines des sapins. Mais dès que le soleil se couche et que le froid revient, les gouttes gèlent à nouveau, et au moindre vent elles se cognent entre elles et sonnent joliment comme des clochettes,  c’est extraordinaire.

Mais redonnons la parole au vieux Martin :

« A l’intérieur de la ferme, il faisait bon ; il y avait un grand feu dans la cheminée et les bêtes, dans l’étable à côté, nous donnaient un peu de leur chaleur. Cette année-là, notre petit-fils Daniel était avec nous. Notre fille Christine habitait Lyon avec son mari, ils n’avaient pas de congés pour Noël, et elle nous avait envoyé leur fils, Daniel, qui devait alors avoir 10 ans, ou pas loin.

Ces soir-là, c’était le 24 décembre, la veille de Noël. La table était mise, cela sentait déjà bon la soupe et je venais de bourrer ma pipe, quand j’ai vu Daniel descendre doucement l’escalier, vêtu d’une grande chemise de nuit blanche, avec sur ses épaules une cape rouge – qui ne venait pas de chez nous, il avait dû l’emprunter à une camarade de classe. Dans ses mains, il tenait avec précaution une couronne en carton entourée de papier doré et une grande bougie blanche. Aux pieds, il n’avait que des chaussettes blanches et des sandales juste bonnes pour l’été.

« En quoi t’es-tu déguisé ? »  dis-je en riant. Mais Louise, ma femme, qui examinait l’enfant d’un œil attentif et plein d’affection, me regarda dans les yeux et dit : « Tu sais bien qu’il doit aller au Temple ce soir, il est l’un des trois mages », et son regard me rappela qu’en effet, j’avais promis de conduire l’enfant ce soir au temple, pour la fête au Chambon. Je regrettais en secret ma promesse, mais je mis mon manteau, j’enfilai mes grosses chaussures et j’allai au garage pour sortir la voiture. Il fallut, bien sûr, pelleter la neige pour dégager le chemin ; et je mis les chaînes par sécurité ; enfin j’essayais de mettre notre vieille traction en marche. Mais ça… La batterie était presque à plat et avec ce froid, après trois essais, le démarreur ne répondait plus du tout. Heureusement, à l’époque, il y avait encore la manivelle ! Entre la neige, les chaînes et la manivelle, je vous assure que j’avais chaud ce soir-là ! Enfin au bout de dix minutes, l’auto démarre. Je vais chercher Daniel, qui attendait sagement à la cuisine : il avait promis d’être là, et il y tenait…

J’ai conduit doucement, et le trajet s’est passé sans trop de difficultés, malgré la neige gelée. Mais voilà qu’à moins d’un kilomètre du village, le moteur s’arrête. J’essaie encore une fois. Elle toussote puis s’arrête. La batterie est rechargée, le démarreur répond, mais le moteur s’arrête aussitôt. Je descends, je soulève le capot, tout semble en ordre. Je regarde Daniel : il ne s’énerve pas, simplement, les bras croisés, la couronne et sa bougie sur les genoux, il ferme les yeux. Je crois qu’il prie : il veut être là-bas pour tenir sa promesse et c’est important pour lui. Alors je lui dis par la fenêtre : « Reste là, je n’en ai pas pour longtemps. Je vais jusqu’au garage et je reviens avec de l’essence (j’avais enfin compris, un peu honteux, que c’était une panne sèche) ; ne bouge pas. » Daniel ne m’a rien répondu, il regardait par la pare-brise de la voiture vers une grande étoile. Je suis parti d’un bon pas avec un jerrycan, et vingt minutes plus tard lorsque je suis revenu, personne ! Daniel n’était plus dans la voiture. J’ai mis l’essence dans le réservoir et tout de suite la voiture est repartie. J’ai rattrapé Daniel un peu avant le temple ; il avait mis sa couronne sur sa tête, allumé la bougie pour réchauffer ses mains et marchait dans la neige... Je ne savais pas si je de vais rire ou pleurer. Je l’ai fait monter dans la voiture : « Tu n’aurais jamais dû aller seul ainsi, il fait beaucoup trop froid ! »

- Oh, j’ai allumé la bougie me dit-il, et je suis chaudement habillé. De toute façon je me suis guidé sur l’étoile, elle était exactement dans la direction du temple ». Mais il tremblait. « Mets au moins tes souliers ! Tu dois avoir les pieds gelés. – Oh, pas tellement », dit-il.

Nous sommes arrivés juste à temps au Temple. Je l’ai laissé rejoindre les autres enfants, et je me suis glissé dans l’assistance et assis dans le noir : nous n’avions pas encore allumé les petites bougies qu’on nous avait distribuées à l’entrée, comme c’est la coutume chez nous. Les enfants entrèrent. Daniel avait de la peine à marcher avec ses pieds à moitié gelés, mais lorsque je le vis s’avancer et s’agenouiller devant la crèche pour réciter le verset qu’il avait appris par cœur, je regrettai d’avoir ri tout à l’heure en le voyant descendre. J’eus un étrange sentiment, et me dis qu’il s’agissait d’autre chose que de la simple volonté d’un garçon qui voulait tenir sa promesse et participer au jeu de Noël. Il voulait vraiment faire honneur à l’enfant, à Jésus, et l’accueillir.

Au retour, Daniel me montra le raccourci qu’il avait pris pour aller au temple. C’est là qu’habitent les Chaulier, cette famille qui a perdu un fils cette année dans un accident. Un peu plus loin, en arrivant au carrefour, toutes les fenêtres étaient allumées chez les Charreyron ; pas ceux qui tiennent le commerce, ceux de la maison basse. Depuis que leur Georges était parti pour Paris sans rien dire à ses parents, la grand-mère était devenue toute menue, toute petite et l’atmosphère était triste chez eux. J’ai conduit tout doucement pour regarder à travers la fenêtre de la cuisine. Il y avait là André, le père, qui parlait avec sa femme et sa mère. Il fumait sa pipe, et tous avaient l’air très joyeux. Puis nous sommes rentrés à la maison, et sitôt arrivés on a mis Daniel au lit avec une bouillotte et un vin chaud. Heureusement, il n’a pas été malade.

Le lendemain, jour de Noël, nous avons reçu la visite d’une voisine qui venait nous apporter des cadeaux : quelques biscuits de Noël, une cruche de jus de pommes et une paire de chaussons en laine pour Daniel. Elle est entrée dans la cuisine et s’est mise à parler avec Louise, qui préparait le repas de Noël. Quand je les ai rejointes dans la cuisine, j’ai vu la voisine me regarder avec un petit air de défi.

« Ecoutez un peu, dit-elle, vous ne le croirez certainement pas, mais les gens dans nos montagnes voient des choses merveilleuses, et y croient. 

- Ah bon ? Et qu’avez-vous vu ? 

- Hier soir, la grand-mère Charreyron est venue nous voir, elle est passée par derrière la grange, c’est plus court, mais elle a regardé le chemin. C’est alors – je vous raconte ce que la grand-mère a dit – qu’ une vision étrange lui est apparue. Il n’y avait pas de lune, mais vous savez que les étoiles brillaient fort, et elle a vu, de ses yeux vu, comme au jour de la naissance de Jésus, passer un mage avec sa couronne sur la tête, tenant une bougie dans la main »

Louise et moi nous nous sommes regardés, mais avant que nous n’ayons rien pu dire, la voisine s’écria : « Ne riez pas, car les Chaulier aussi l’ont vu, vous savez, la famille qui a perdu son fils. Ce sont les enfants qui ont d’abord entendu un cantique chanté par une voix claire : « Sortez Bergers de vos retraites, à Bethlehem Dieu vous attend…» ; alors ils ont couru à la fenêtre et ils ont vu le roi mage, avec sa couronne sur la tête, marchant doucement dans la neige et tenant sa bougie bien droite. »

La voisine me regarda encore et me dit : « Oui, il en est ainsi ; chez nous, les vieux et les enfants voient des choses que les autres ne peuvent pas voir. Mais je vous dis qu’aujourd’hui vous ne pourriez reconnaître les Chaulier. Ni les Charreyron. Ils étaient si tristes, c’était le premier Noël sans leur fils, les deux familles. Eh bien, cela a été pour eux une consolation ; ils ne pouvaient plus prier, et maintenant ils prient avec confiance ».

Il y eut un grand silence dans la cuisine. Les yeux des deux femmes se dirigeaient vers mon visage, cherchant probablement un signe de doute : tout le monde sait que je ne suis pas un homme très croyant. Pourtant, ce qu’elles avaient toujours attendu, peut-être sans le savoir, s’était passé.

C’est vrai, moi je n’ai pas eu de vision ce soir-là, mais j’ai été plus impressionné que par n’importe quelle vision : un jeune garçon, un vrai, en chair et en os, qui devait tenir une promesse et qui marchait tout seul dans la campagne déserte, dans la neige, suivant une étoile, comme près de 2000 ans auparavant les mages avaient trouvé leur chemin en suivant l’étoile vers Bethlehem. Je verrai toujours la foi et la joie brillant dans les yeux de mon petit-fils, comme cette nuit-là lorsqu’il s’est penché sur la crèche. Alors je dis, avec beaucoup de sérieux, à ces deux femmes qui s’émerveillaient en ce matin : « Mais si, je le crois. Dieu est très proche de nous en ces temps de Noël. »

Laurent Roumegoux

Réforme, 12/1979

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