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30 mars 2011 3 30 /03 /mars /2011 10:28

 

Introduction

 

D’abord une évidence : tous ces textes, datant du VIe-Ve siècle avant notre ère, sont évidemment des textes mythologiques, et non pas historiques — même s’il a probablement existé un ancêtre chef de clan Abraham, et un autre Jacob, dans un passé plus ou moins lointain. Et c’est tant mieux qu’ils soient plus mythologiques qu’historiques, parce que cela signifie qu’ils parlent de nous….

Ensuite, un premier constat : franchement, cette famille n’est pas très sympathique. Qui en voudrait ? Qui voudrait d’Isaac comme père ou comme mari, plein de bonne volonté mais pas très malin, au point d’être grossièrement trompé par son épouse et son fils ? Qui voudrait de Rebecca, si prompte à jouer son mari, pour épouse ? Qui voudrait d’Esaü, si balourd, ou de Jacob, si retors, comme frère ou comme ami ?

D’ailleurs Jacob, le patriarche Jacob, est souvent mal aimé dans la Bible, il est par exemple condamné par le prophète Osée, dans un texte évidemment antérieur à la rédaction de ces récits de la Genèse.

Peu sympathiques, c’est vrai, mais on ne comprendrait rien à toute cette histoire si on oubliait un seul instant que la fabuleuse promesse faite à Abraham recouvre et commande tous ces événements : ce dont il est question, c’est de la transmission d’une bénédiction qui doit et qui va changer la face du monde.

Cela posé, regardons donc ces deux frères, puisque ce sont eux qui nous intéressent. Quoique… pas de conflits entre frères sans implication des parents…

Je vous propose trois temps :

 

I. Des jumeaux

II. Des événements

III. Parabole de l’humanité et réconciliation

 

I. Des jumeaux

 

D’abord ils sont jumeaux... C’est-à-dire mêmes et autres. Il y a donc entre eux à la fois fusion et rivalité, complicité et détestation, intimité et besoin d’autonomie. Chez Jacob et Esaü, tels que la Bible nous les présente, c’est bien cette rivalité qui l’emporte et va entraîner le désir de faire disparaître l’autre, soit celui qui est devant, soit l’usurpateur. Ici, comme dans tant de fratries, l’aîné semble toujours être blessé de ne pas suffire aux yeux de ses parents ; tandis que le cadet semble toujours blessé de n’être que le second, et pourtant le meilleur.

Ce genre de contentieux insurmontable, si fréquent dans les fratries, devient une dette inextinguible réclamée aux parents. Et souvent le puîné, comme ici avec Jacob, renverse le destin. L’image en est donnée quand Jacob déplace la pierre qui bouche le puits où Rachel vient abreuver son troupeau : il renverse la coutume ancestrale, il renverse les règles sociales, il bouscule l’ordre établi par les divinités.

Justement : quels sont ces parents ? Contrairement à ce qu’elle-même prétend, la Bible dévoile que ce n’est pas le père, Isaac, qui pèse ; mais la mère, Rebecca. Isaac le père pèse peu. Dans toute cette histoire de frères, le père est passif, quasi absent, ou alors facilement manipulé. Rebecca, la mère a en revanche un rôle décisif : c’est elle qui choisit, décide, joue, trompe, conduit ; c’est elle qui écarte son aîné Esaü, en ridiculisant son mari à propos de la bénédiction, puis rejette son aîné à cause de ses épouses.

Et l’on comprend soudain que Rebecca a bien fait d’avoir des jumeaux, pour bien séparer l’hérédité de chaque parent :

un aîné qui ressemble au père, chasseur, mangeur de gibier, pas très malin ni très soucieux d’à qui il transmettra la fabuleuse bénédiction de Dieu à Abraham ;

un puîné, qui pourra, lui, ressembler à la mère, paisible, intelligent, intériorisé, c’est-à-dire spirituel ; et conscient de la valeur inouïe de la bénédiction offerte à son grand-père.

L’un, aimé de son père, s’égare, se trompe, dédaigne l’essentiel, et à deux doigts de lutter contre Dieu, mais finit par réussir matériellement après un parcours banal, puis disparaît.

L’autre, aimé de sa mère, réussit, hérite, lutte contre Dieu et les hommes, et finalement porte, perpétue et transmet, lui seul, la bénédiction, devenant Israël et le père de tout Israël. Lui ne se trompera pas, il n’épousera pas de filles du pays, mais il ira épouser en Orient des filles de sa famille d’origine, et plus précisément des nièces de sa mère. Et justement pas de son père… tandis qu’Esaü, lui, épousera en troisième noce une nièce de son père. C’est ainsi la généalogie de Rebecca qui l’emporte sur celle d’Isaac. Remarquons au passage que Jacob épousera deux sœurs, elles aussi antinomiques et rivales, et qu’il aimera la plus jeune, Rachel…

Ainsi donc Rebecca, en donnant naissance à un double fils, se donne à elle-même la possibilité de se perpétuer, à défaut d’avoir un mari — qu’elle n’a pas choisi — qui en vaille la peine. Ou plutôt, elle permet à son mari, dépositaire de la bénédiction, d’avoir malgré lui un descendant digne de cette bénédiction et capable d’en assumer la charge.

 

La justesse du choix de Rebecca envers son cadet, à côté d’un Isaac inattentif, va s’éclairer aux travers de chaque épisode de la relation entre les deux frères.

 

 

II. Des événements

 

Les deux frères se battent dès le sein de leur mère, dans son ventre. Ils naissent.

L’un est animal, velu, nommé pour un caractère extérieur : “roux”, c’est Esaü.

L’autre est volontaire, décidé, nommé pour un caractère intérieur : “talon”, ou plutôt talonnant : “celui qui s’accroche” au talon de celui qui le précède. C’est Jacob.

Esaü vivra dehors : le Rouge, chasseur, fera couler le sang, et voudra celui de son frère.

Jacob aimera vivre dedans, sous la tente — lieu de pouvoir, lieu d’engendrement, plus tard abri pour le coffre des Tables de la Loi, mais aussi symbole de la vie intérieure, de la vie spirituelle. Mais il devra s’exiler…

Et les parents choisissent : Isaac aimera Esaü, Rebecca aimera Jacob, un choix qui les juge un peu…

 

Les deux frères, devenus grands, se marient. Esaü épouse qui passe devant ses yeux, des filles du pays des Hittites, plus tard une cousine, pour se rattraper aux yeux de sa mère.

Jacob, lui, prend son temps, il épargne même son désir, il épargne pour son avenir ; il mérite chacune de ses épouses, sept ans de travail pour chacune ; il sait qui, où et pourquoi, il épouse.

 

-  Les deux frères échangent un plat de lentilles contre un droit d’aînesse. La Bible ne plaisante pas avec le droit d’aînesse : le Deutéronome (21 :15) le stipule : il est interdit de priver un aîné de sa part d’aîné — même s’il n’est pas, ou si sa mère, n’est pas aimée. Pourtant Esaü s’en dessaisit  contre le fameux plat de lentilles, un brouet rouge, dit la Bible, rouge comme lui… Comment pourrait-on davantage le  ridiculiser ? Comment pourrait-on davantage montrer le désarmant mépris d’Esaü pour la bénédiction de son grand-père, qui concerne toutes les nations de la terre ? Mais montrer aussi, sans doute, sa trompeuse certitude que son droit d’aînesse est inaliénable, et qu’il sera toujours l’aîné, le dominant.   

Esaü, le petit-fils d’Abraham à qui fut donné la bénédiction, est montré ici comme grotesque, cervelle de moineau, sans vision ni piété, animal tristement terre-à-terre. Le texte dans cet épisode est incroyablement cruel. Tandis que Jacob y est montré impitoyablement calculateur, ambitieux, sans scrupules, retors — il fera pire avec son beau-père Laban — mais conscient de la valeur capitale de la bénédiction, qu’il ne faut pas laisser confiée à son balourd de frère, une bénédiction dont le droit d’aînesse est la clef. Jacob s’accroche au talon de celui qui le devance, pour le supplanter.

Esaü avait faim. Jacob aussi, qui s’était préparé un petit plat parfumé. Ils auraient pu le partager, en frères. Mais non, il y renonce pour une tout autre faim, pour supplanter son frère. Il épargne à nouveau.

 

-   Les deux frères cherchent la même bénédiction. Et cette fois, c’est le propre fils d’Abraham, Isaac, le père des deux jumeaux, qui est ridiculisé. Et l’on comprend soudain que c’est Rebecca, non pas la descendante d’Abraham mais l’alliée, qui a hérité en réalité de la promesse divine, et qui s’emploie à la transmettre à celui qui en est digne. Ce n’est pas le sang — la génétique, dirions-nous aujourd’hui — qui compte, mais l’aptitude à percevoir et à recevoir ce qui vient d’ailleurs, de plus haut, de plus grand que soi ; l’intuition de Dieu et l’aptitude à entrer dans le destin, dans l’histoire, dans le divin. Elle sait que l’un de ses fils possède cette aptitude, mais qu’elle manque à l’autre.

Mais l’on comprend aussi le cri de désespoir d’Esaü, sa colère et ses pleurs ; on comprend le désarroi d’Isaac, son père, atterré et impuissant devant son erreur, car la bénédiction ne lui appartient pas, elle venait de Dieu, elle ne peut se transmettre deux fois ; on comprend alors la haine d’Esaü, réellement floué, trompé par ses plus proches : sa mère, son frère jumeau, son père, qui n’a pas su le reconnaître ni le protéger, lui, le fils aîné et aimé…

Alors Esaü décide d’attendre la mort de son père pour tuer son frère. Rebecca, leur mère, qui toujours conduit l’histoire, le devine et ne veut pas perdre ses deux fils en un seul jour, l’un assassiné, l’autre assassin de son frère. Alors elle manipule à nouveau Isaac, et exile son fils préféré, maintenant porteur de la promesse, pour sauver sa vie.

Quant à Esaü, il épouse enfin une cousine, certes, mais trop tard : il continue de penser à lui, à ses parents, mais toujours pas à Dieu.

Et les deux frères sont maintenant irréconciliables.

Mais avant de voir comment ils se réconcilient, une petite digression.

 

III. Parabole de l’humanité et réconciliation

 

Et si cette histoire de frères, rocambolesque, à la fois triste et joyeuse, était une parabole de l’humanité ? Comme si nous avions là deux façons très différentes d’être humain :

d’un côté, Esaü, un être de chair, de force et de peu d’intelligence, peu flatté, représentant le versant uniquement humain de l’être humain, charnel, pesant, égocentré ;

et de l’autre côté, Jacob un être humain tout autant de chair, et même de ruse, de malignité, de convoitise, bref tout aussi humain, mais… qui place sa vie, ses combats, ses ambitions personnelles dans beaucoup plus que soi, qui fait une place, en lui et dans sa vie, pour plus que soi, pour quelque chose qui vient d’ailleurs, d’en haut. Quelque chose qui va plus loin dans le temps, au-delà de sa propre vie, et plus loin dans l’espace, au-delà de ce qu’il peut voir ou posséder.

Donc toujours humain, mais inscrit dans plus grand que l’humain, au-delà de soi. Alors, et c’est cela que j’aime en lui, Jacob le plus ou moins sympathique, le redoutable, devient très intéressant, très interpellant, comme un miroir qui nous est proposé et qui nous ressemble. Car c’est celui-là qui va être en mesure de se réconcilier…

           

Comment va-t-il faire ? Car cette fois il a peur, et le risque est grand. Il y a en Genèse 32 :12, un très beau verset. Jacob s’adresse à Dieu : “Délivre-moi, car je crains qu’Esaü ne vienne me frapper, tuant la mère sur les enfants”. Jacob craint d’être frappé par son frère, il sait qu’il le mérite, mais il craint qu’il tue également ses épouses et ses fils. Ce qu’il dit aussi, c’est sans doute : “Qu’Esaü ne vienne me frapper moi, un des deux frères, tuant ainsi notre mère à travers ses enfants, perdant les deux en un seul jour, comme elle l’avait craint …”

Alors comment va faire Jacob, puisque son frère vient à sa rencontre avec quatre cents hommes ? Comme toujours, avec beaucoup de ruse. Il va se minorer, et offrir des compensations :

Compensation financière, et conséquente : deux cent vingt chèvres et boucs, autant de brebis et béliers, trente chamelles et leurs petits, cinquante vaches et taureaux, trente ânes et ânesses… Une fortune. Et en plusieurs lots, pour décupler l’abondance.

Mais aussi compensation morale : Jacob va s’humilier, se présentant lui et sa famille comme le serviteur de son frère, son seigneur ; soumis, modeste humble, se prosternant sept fois — même si personne n’est dupe, peu importe c’est le positionnement qui compte. D’une certaine manière avec les troupeaux et les enfants (“ils sont à toi”) il lui restitue le contenu de la bénédiction… Mais pas la bénédiction elle-même ! Cela ne suffira pas, cela ne peut que préparer :

Jacob exprime le repentir : “je désirais gagner ta bienveillance”, mais en hébreu le terme, repris plusieurs fois par Jacob, signifie “grâce”, celle de Dieu ; et Jacob reconnaît ainsi  le mal commis jadis. Et pour qu’il n’y ait là aucun doute, il ajoute : ‘’Ma rencontre avec toi a été comme une rencontre avec Dieu’’, c’est-à-dire Celui qui pardonne…

Jacob insiste jusqu’à ce que son frère accepte les dons, pour sceller publiquement la réconciliation et l’officialiser : une fois les dons acceptés, l’acte est public ; il devient socialement et moralement impossible à Esaü de s’en prendre à son frère qui vient de s’humilier devant lui et de le sceller par ses énormes présents.

Enfin… Jacob s’éloigne et insiste pour s’éloigner. Il met une nouvelle distance entre les frères, réconciliés sans doute, mais lourds d’une haine lointaine. Chacun de son côté, et surtout pas côte à côte ! Ils ne se verront plus et la Bible n’entendra plus parler d’Esaü si ce n’est trois chapitres plus tard, pour enterrer ensemble leur père. Ensuite, au lieu de tuer son cadet comme il l’avait juré, Esaü s’en va dans une autre région, “loin de Jacob” dit la Bible, lui laissant ainsi, de fait, le pays promis à Abraham, l’héritage de la bénédiction.

Comme si chacun avait accepté sa vie et répondu à sa propre vocation. Il n’y a alors plus de rivalité, on peut redevenir frères, en délaissant enfin le vieux contentieux envers les parents.

 

Jacob aura donc :

compensé matériellement le dommage ;

demandé pardon, en s’humiliant publiquement ;

puis maintenu une distance avisée…

Mais pour cela, il aura fallu le combat de la nuit au Jabbok ! Cette nuit entière où Jacob, resté seul en arrière, en attente, en doute, se sera battu contre un inconnu. Contre qui ? Contre un homme, c’est-à-dire contre les autres, comme il l’aura fait toute sa vie. Mais quand on rencontre un inconnu, on rencontre son frère, il le découvre ; et quand on rencontre son frère, on rencontre un inconnu, il le sait…

Battu aussi contre un ange, il le comprend, c’est-à-dire contre Dieu. Quand on rencontre un inconnu, on rencontre Dieu, il ne le savait pas… Et toute sa vie, Jacob aura combattu aussi contre Dieu, pour arracher la bénédiction et la réalité de la bénédiction — descendance, richesse, puis lui-même contre bénédiction. Et non seulement Dieu n’a pas vaincu Jacob, mais “celui qui s’accroche au talon de celui qui le devance” ne Le laisse pas partir tant qu’Il ne l’a pas béni, encore une fois béni.

Jacob se bat enfin contre son retour vers son frère, c’est-à-dire contre son frère, mais surtout, en réalité, contre lui-même ! Au point de repartir blessé, boiteux, à jamais diminué, ramené à l’humilité, c’est-à-dire humain — c’est même racine, la terre.

Mais de repartir aussi avec un nouveau nom, Israël, qui n’est plus un identifiant “celui qui s’accroche au talon de celui qui le devance”, mais un projet. Pas juste un projet pour cet homme et son histoire, mais un projet pour un peuple et un projet pour l’humanité.

Un projet qui se nomme “ Combattre contre Dieu” (c’est le sens du mot Israël) ! Comme si Dieu, ici, donnait à l’humanité le projet de se battre contre Lui — contre lui, Dieu !— pour lui arracher de devenir quelqu’un. Quelqu’un en tant que personne. Et en tant qu’humanité. Malgré Dieu et avec Dieu.

 

*

Ainsi, la réconciliation entre frères est donc chère, coûteuse pour qui s’y décide. C’est sans doute pour cela qu’elle est si rare. Parce que la rivalité ne se résout qu’en soi-même, qu’en nous-mêmes. Compensation, demande de pardon, distance acceptée, n’en sont que les formes extérieures.

C’est pour cela qu’elle est coûteuse, pour cela que Jacob repart en boitant, mais il devient patriarche, le père d’Israël, le peuple appelé, comme chacun de nous, à devenir une bénédiction autour de soi ; à arracher de Dieu de devenir une bénédiction autour de soi…


 

Jean-paul Morley

 

Intervention au Sam’dix-treize de l’Auditoire

La Bible sur le divan

7 février 2009

 

 

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